Au quotidien, rares sont les personnes avec lesquelles je m’entretiens de ce que je fais. Alors que tout un chacun se raconte à travers son métier, sa passion et ses activités, il semblerait que l’écrivain soit frappé d’invisibilité et son entourage d’amnésie collective.
Il m’arrive de ressentir cette attitude comme un désintérêt de qui je suis en mon essentiel et d’être isolée dans les circonstances où chacun s’acte et se définit par sa fonction sociale. Ainsi, tout en travaillant sans relâche, ignorant ce que signifient week-end et vacances, je me retrouve souvent dans la position des femmes aux foyers ou des chômeurs qu’on n’interroge pas sur ce qui occupe leurs jours (en dehors du travail, point de salut), ce qui revient à dire qu’ils n’existent pas.
Comme tout artiste véritable, l’écrivain occupe une fonction avant d’exercer un métier. De là peut-être ce malaise devant une identité trop prestigieuse aux yeux de certains – qui les paralyse – ou au contraire tout à fait inutile aux yeux d’autres personnes – qui n’en perçoivent ni l’utilité, ni le sens.
Pour autant, quand il arrive qu’on me questionne, j’entre immédiatement dans une grande confusion et semble presque incapable de donner une réponse. Cela tient à ce que quelques mots, quelques heures ou même quelques pages ne peuvent suffire à définir ce qu’il me faudra toute une vie à appréhender. J’écris , ne veut rien dire. Parce qu’écrire ne procède d’aucune définition précise. Écrire est une quête.
L’écrivain. Précisons déjà de qui il s’agit. Pour moi, est écrivain, celui ou celle qui ordonne sa vie autour de l’écriture, pour lequel vivre et écrire sont si étroitement imbriqués qu’il sont inséparables. Cet écrivain-là a besoin d’être lu. Pas pour susciter l’enthousiasme bêlant de la foire télévisuelle, pas pour connaître son heure de gloire, mais bien parce qu’il est un mutique tenu au partage, qui s’adresse à ses frères.
Dans toute relation, le mot est un obstacle. La parole, par sa spontanéité, ne peut que trahir. Imprécise, infidèle, mal dite, mal entendue, elle ne reflète pas la lenteur de la vie intérieure et, par là même, la réalité de l’être humain. Ressentant qu’il n’y a d’expression possible par les mots qu’à travers l’écriture, j’éprouve que parler de ce qui m’est essentiel devient quasi impossible. Sauf si j’ai en face de moi, un être suffisamment ouvert à sa vie intérieure pour m’accueillir dans ma vérité et se livrer dans la sienne, sans que l’un cherche à dominer l’autre. Et j’expérimente un peu plus chaque jour que si parler est propre à tous, se dire n’est pas donné à chacun, se dire ne va pas de soi. Écrire, donc, c’est partir de sa singularité pour révéler notre coïncidence.
Cette confusion de la parole vient aussi de la nature même des questions qui sont posées. Par exemple Où trouvez-vous vos idées, votre inspiration ? . Dans un banal dîner, lors d’une simple rencontre, je me vois mal répondre : C’est moi qui suis trouvée. Et pourtant, c’est la plus juste réponse que je pourrais faire. Oui, je suis trouvée. Partout où je vais, en toutes circonstances, quoi que je vive, tout participe de l’écriture. Tout entre en moi et se mêle au creuset intime, magma dont surgissent les textes, les poèmes, les phrases ou les projets de livres. Et plus j’avance, dans ce qu’on peut appeler le travail d’écriture, moins je décide de ce qui advient.
C’est aussi pourquoi je ne puis élaborer de plan. Ce serait contraindre l’écriture dans un sens, pour plusieurs mois dans le cas d’un roman, ce qui m’est inconcevable. Pour une nouvelle, par exemple, dans la plupart des cas – mais il y a des exceptions – ce qui déclenche l’écriture, c’est la fin de l’histoire. J’entre dans une tension qui me mène à ce point de chute et la structure me vient au fil de l’écriture, par pans. La poésie, elle, est jaillissement, le roman, immersion. Dans tous les cas, je suis obligée de noter des phrases ou des développements qui n’interviendront que plus tard, au point où j’en suis de mon travail. De même, certaines idées, certains projets mettront des années à voir le jour, car je ne suis pas encore assez avancée pour les réaliser, au moment où ils m’apparaissent. C’est dire la part d’imprévisible, de consentement et de lâcher prise qui sont à la naissance de l’écriture. D’où les carnets, véritables laboratoires, qui me suivent partout depuis des années.
Ensuite, quand l’essentiel est là, posé sur le papier, vient ce long temps de polissage, de relecture, de réécriture qui occupe la majeure partie du travail lui-même. Indispensable étape où l’écrivain devient artisan et tente de préciser ce qui a surgi du plus profond de lui-même.
Je décevrai peut-être, par l’absence de théories savantes et de mots prestigieux, qui témoigneraient de ma virtuosité, qui légitimeraient mon identité d’écrivain. Mais en acceptant de vivre cette incertitude fondamentale qui est le socle de l’écriture, je ne peux que témoigner de mon expérience personnelle : Contredire, par sa façon de vivre et d’être en relation avec les autres, ce que l’on donne à voir dans ses livres, révèle la fausseté de l’individu et de son œuvre.
On m’a souvent interpellée : Si vous n’écrivez que des nouvelles, c’est peut-être par manque de souffle. Ou encore : Quand écrirez-vous quelque chose de sérieux, un roman par exemple ? Pendant longtemps, ces remarques m’ont atteinte, et j’avais développé ce que j’appelle le complexe de la longueur. Puis j’ai écrit des romans. Et là encore, par les formes que je choisissais (roman par nouvelles, roman par correspondance, par fragments) mes livres ne correspondaient pas au moule attendu. Mais les moules, n’est ce pas… L’écrivain ne devrait répondre qu’à l’exigence intérieure, et non se soumettre aux dictats du commerce ou de la reconnaissance. À l’abondance, privilégier la densité, à la norme substituer le singulier.
J’ai encore beaucoup de chemin à parcourir et je ne peux que livrer où j’en suis maintenant. Je ne prétends rien détenir, tant il est vrai que plus je vais et plus je comprends qu’on ne sait pas grand-chose. Je suis persuadée qu’il faut se déprendre de toutes les opinions communément admises pour atteindre sa propre singularité, sa couleur originelle et éprouver qu’au-delà de nos différences, il y a un lieu en chacun d’entre nous où on peut se rejoindre et se comprendre. Sans cela, pas d’empathie, pas de compassion, pas d’humanité possible. Rien n’est plus émouvant que la réaction d’un être humain face au danger, quand il s’élance – toutes affaires cessantes et au péril de sa vie parfois – pour porter secours. Rien n’est plus fort que ce lien unissant les êtres humains, malgré eux, et que je cherche à dénuder en écrivant, puisqu’il est notre seul rempart contre le tragique. Ce qui altère ce lien nous mutile, ce qui le tisse nous ressuscite. Alors écrire, n’est-ce pas creuser pour trouver l’autre, tenter de traduire ce monde, et accepter de croire que les mots permettront d’approcher l’indicible ?
J’aimerais trouver quelques mots à ajouter, mais ils dépassent : tout est dit, et bien dit. Même si je suis pas entièrement d’accord, je n’en sjuis pas certain. Bravo, c’st un très beau billet. Si cela ne dérange pas, je vais inviter leslecteurs d emon blog à aller le lire chez toi.
Bise
Georges F. a bien fait de vous mettre en lien sur son article, j’étais sûre de lire ici des lignes qui me parleraient. J’en soustrais trois et reconnais toutes les autres.
J’ai suivi un lien, comme si souvent lorsque je suis en quête…
Je ne le regrette pas.
Avez-vous eu déjà l’impression, en lisant, que ce que vous lisez était ce que vous attendiez ?
Avez-vous déjà eu l’impression, en écoutant parler quelqu’un, que les mots qu’il disaient et qui ne vous étaient pas adressés, vous parlaient mieux qu’à tout autre et répondaient à des questions que vous ne vous vouliez pas vous poser ?
Avez-vous déjà eu l’impression, en mettant tout cela en balance, que vous ne saviez rien avant de rencontrer ces mots ?
Merci pour ceux que vous avez écrits.
Tu sais, Frédérique, combien ton écriture me parle, me murmure ce que je ne sais pas dire …peut-être est-ce cela, oui, cela … ? Quand j’ai « joué » ton FEMME VACANTE je me suis sentie pendant des mois, portée, trans-portée par ton roman. C’était d’une force incroyable – ce que, je crois, tu as partagé aussi en m’écoutant. Ce fut comme une « révélation » et ce sentiment là m’est apparu à Lauzerte quand c’était toi qui lisais.
Alors ce que j’écris là prolonge le témoignage de Quichottine …
Oui, Frédérique dès la récompense qui nous a fait nous rencontrer j’ai su que tes mots s’adressaient à mon intime. Continue, Frédérique à me ravir (au sens étymologique, il va de soi) …
Merci Frédérique pour ce joli billet sur la solitude, finalement. Et aussi sur la quête d’humanité comme un chercheur d’or harassé. Mais jamais lassé. Ni moi, de vous lire.
Un grand merci à vous Kouki, vous êtes arrivée jusqu’ici grâce au Paradis des blogs ?
eh oui … je découvre des trésors cachés
Pour vous est écrivain celui ou celle qui ordonne sa vie autour de l’écriture ….. Alors je me suis bien rendue compte que moi j’ordonnais ma vie autour du réve …. Mais je prend le mot réve en un sens particulier , celui du temps du réve …
Mon temps du réve ordonne ma vie et si j’en perd le fil alors je sombre dans le kaos .
@ Zoé : Les rêves et la vie sont intimement mélés. Rêveuse, c’est une bien jolie occupation du déchiffrage des signes et du sens.
Oui , réver … parfois jusqu’à froller la folie … et tenter alors d’apprendre à voller , se poser sur les ailes de l’ange du réve ou tisser lentement un tapis vollant en fils d’araignée et inventer l’éspace et le temps et chercher la beauté à contempler , celle qui donne le sens .