Le premier vendredi du mois, des couples se forment pour les vases communicants. Aujourd’hui je poursuis mon pas de deux avec Francesco Pittau en l’accueillant chez moi, tandis que j’installe mes affaires dans sa commode.
Le père arrêta la camionnette le long de la ligne de fils barbelés puis il marmonna à Gilou, qui se tenait raide sur son siège défoncé : “Pas de bruit, hein, et pas d’ cris. Sinon ils vont nous entendre… et là, pan ! Y z’ont des flingues et ils hésitent pas à s’en servir, ces connards…” (Il s’était engagé dans le sentier sans allumer les phares pour cette raison : ne pas se faire repérer. “Y a pas plus traître que des phares…”)
La nuit était d’un bleu sombre épais. En contrebas, on devinait une prairie où des formes vagues s’agitaient, et, encore plus bas, dans les ténèbres, les fenêtres d’une vaste maison rectangulaire tapie dans un amas de végétation.
Le père ouvrit la portière et descendit du véhicule. On entendit les griffes du fil barbelé sur la peinture mais il semblait s’en contre-foutre. La camionnette était ancienne, avec des trous de rouille dans la tôle rainurée du plancher et dans la carrosserie. Une infinité de griffes— une de plus, une de moins…
Gilou descendit à son tour et contourna la camionnette afin de se rapprocher de son père.
“Amène-toi… grouille…” Gilou obéit et pressa l’allure.
Indiquant la prairie, le père dit : “Faut faire vite et sans bavures. On y va.”
Il se baissa, saisit précautionneusement deux fils barbelés et les écarta pour permettre à Gilou de se glisser par l’ouverture. Ensuite, il se glissa aussi de l’autre côté.
Ils s’avancèrent dans l’herbe qui cinglait les mollets. Les chèvres se mirent à broncher, à remuer… on sentait l’inquiétude parcourir l’ensemble des bêtes. Le père pointa du doigt un chevreau isolé et dit à mi-voix, comme s’il succombait à une de ses crises d’asthme— de celles qui le laissaient sur le flanc, parfois : “On s’occupe de çui-là ! On va l’ choper facilement… Prends-le par la droite… quand y va s’ rabattre sur moi, j’ l’attrape ! Puis, pour le reste, j’ m’en occupe.” Et il tapota la poche de sa salopette qui contenait le couteau.
Gilou tremblait sur ses jambes maigres. Il ne faisait pas froid mais il frémissait de tout son corps. Dans la pénombre, il percevait la tache claire du chevreau. Plus loin, quelques chèvres s’étaient regroupées, des petits se serraient contre leur mère et un grand bouc se tenait à l’écart, immobile. Il poussa un bref bredouillis presque humain.
“Allez, file ! j’ vais par la gauche…”
Le père s’élança, courbé, en essayant de ne pas faire trop de bruit. Il semblait à peine fouler l’herbe détrempée par la nuit. Il était petit, sec comme un os, et toujours enveloppé dans une vieille salopette trop ample pour lui. Il retroussait les manches et les jambes pour ne pas avoir l’air d’un nain mal habillé, disait-il.
Gilou démarra aussi, mais d’une foulée hésitante. Il peinait à élargir sa course. Un frisson explosa soudain dans son ventre, une sorte de stupéfaction qui le cloua sur place durant une seconde avant de le propulser au cul de l’animal.
Le chevreau partit aussitôt dans la direction opposée…
“Merde, il va s’échapper !” s’exclama le père en piquant une pointe. Le chevreau zig-zaguait, un bond à gauche, un bond à droite, puis il s’arrêta, sembla regarder partout et nulle part de ses yeux dilatés.
“Saute-lui dessus !”
Et Gilou, malgré sa peur, se précipita sur le chevreau et parvint à le saisir à pleins bras par le cou juste comme il allait reprendre sa course. Le chevreau se mit à bredouiller et à gigoter dans tous les sens. Il était vivant, terriblement vivant contre Gilou. Fort et vivant. Comme une masse indomptable. “J’arrive pas à le retenir !” pensa-t-il.
Autour de lui, il percevait un monde informe, les silhouettes imprécises des autres bêtes… puis il sentit que le chevreau mollissait, et il entendit la voix de son père : “Les pattes arrière ! Prends les pattes arrière ! J’ vais l’ calmer, moi…”
Et il vit la poigne de son père agripper le chevreau par le cou. Il lâcha prise et réussit à attraper les pattes arrière. L’animal ruait déjà moins. Peu à peu, le père terrassait le chevreau, l’obligeait à céder sur ses pattes de devant. Les bêlements plaintifs faiblissaient.
Dans le lointain, une fenêtre s’éclaira nettement pendant quelques secondes puis elle retourna à l’obscurité.
“Tu le tiens bien ?”
“… oui…”
“Alors, j’y vais…”
Gilou détourna la tête et aperçut quelques chèvres qui s’étaient approchées et fixaient la scène de leurs yeux noirs élargis.
Francesco Pittau
Si le coeur vous en dit, vous pouvez relire nos premiers échanges : « Les fourmis » et « Veiller le jour »
Non !!!!!……… Qu’on asperge ce salopard d’eau bénite !
@Gilles : Il est horrible. Je n’ai rien pu faire, Francesco Pittau le protégeait.
« Et il tapota la poche de sa salopette qui contenait le couteau. »
J’ai eu peur qu’il dégaine une autre sorte d’instrument !
@ GILLES ! 🙂
Quel récit haletant…. Et puis cette fin… Mr Pittau est un conteur hors pair
Merci pour vos échanges
Initiation au braconnage…La faim justifie les moyens, la nécessite de la rapine, vieux combat entre les possédants et les autres , l’obligation de tuer, éternel dilemme pour l’animal à deux pattes, omnivore mais pensant. Il y a quelque chose de sexuel, en arrière plan, dans cet apprentissage du métier d’homme. Chez moi, les braconniers et autres chasseurs défendent ce qu’ils considèrent comme leurs territoires, les plombs volent bas….aux bals, aussi!
Tout à fait d’accord avec Patrick : c’est purement sexuel, cette histoire de couteau.
Les mouches ont changé d’ânesse !!!
@Gilles. Vous n’auriez pas confondu deux blogs ? L’eau, même bénite, c’est pas trop mon affaire. (je plaisante : chacun sait que j’ suis anti-alcool les jours pairs)
@FM. C’est ça, protégez les chevreaux et les affligés… 😀
@muriele. Merci… alors là : conteur, ça m’ plaît beaucoup.
@patrick Verroust. Rapine, oui, braconnage, possible. Sexuel, euh, j’ vais y penser quelques minutes… mais à priori, je dirais, non… en même temps, chacun projette un peu ce qu’il veut sur un texte.
Oui Monch, ils en ont bien besoin (surtout quand ils croisent votre route) !
@ Sphétanie : BAN (private joke, pardon les gens)
Ah ! M’sieur Pittau bat la campagne. Mais ce Gilou, quel maladroit ! Je sais leur causer aux chevreaux, moi.
Sympa, le principe de l’échange… Le rite initiatique, en revanche, brrr… Dur dur le passage à l’âge d’homme. Mais bien rendu. Bon, je passe sur l’autre!
@dominique boudou. Je bats la campagne et l’autre bat les chevreaux. J’aime bien les maladroits de ce type-là.
Je ne sais pas si je projette. Mais je perçois qu’il s’enseigne, dans un second degré primitif, la loi du chasseur, la loi du mâle
Pourriture noble ! (Euh… allusion à vos propos bien sûr!)
Oui, je me surprend à aimer les histoires de chèvre. (Il n’y a qu’un légionnaire pour en parler si bien.)
@patrick verroust. La loi du mâle ? Peut-être. Une manière de survivre en tout cas.
@Depluloin. J’ vous apporte une bête et du sable chaud. Un p’tit coup de clairon en plus ?
Très fort. Et très Rital, version « Affreux, sales et méchants » ou « Pain et chocolat ». Miam, donc.
Je sais pas pourquoi, mais ça m’évoque un vieux polar de Jean-Bernard Pouy, deux minables qui attaquent un petit supermarché et qui sont mis en déroute, il y a une poursuite dans les rayons grand guignolesque. C’est l’écriture, je crois.
@Sophie. Oh ben, le côté rital, je vais pas cracher dessus. 🙂
@Gilles. Pouy ? Ah… je dois avouer que je n’aime pas ses bouquins pour le peu que j’en ai lu.
J’aime bien qu’il « retrousse les manches et les jambes pour ne pas avoir l’air d’un nain mal habillé ». Tout l’art de l’écrivain de rendre les personnages lisibles. Sans complaisance tragique. Juste un indice d’humanité.
L’univers noir du Monch chez FM. Ah là là 🙂
@Michèle. L’indice d’humanité, ça m’ plaît beaucoup.
@Zoë. Ben ouais, noir de noir, vu que ça se passe de nuit. 🙂