Un kilo de prunes

 

Juliette s’avançait vers le primeur quand la vieille femme se faufila devant elle, étonnamment agile, la tête penchée sur le côté comme si la contemplation des fruits l’absorbait au point d’occulter le reste du monde. Elle se mit à tâter les prunes malgré l’interdiction sans appel d’un panneau écrit à la hâte sur un bout de carton : Défense de touché. Les yeux du marchand semblaient vouloir quitter leurs orbites et jaillir sur le tee-shirt en jersey blanc de l’impudente. Les sourcils se rejoignirent pour entamer une valse complexe entre exaspération et perplexité. La chaleur et le bourdonnement du marché alanguissaient assez Juliette pour qu’elle s’amuse d’une rapine qui en d’autres circonstances l’eût irritée. Le marchand ne put s’empêcher d’intervenir :

– Je crois que c’est à cette dame.
– Oh pardon, je ne vous avais pas vue, dit la vieille en se tournant vers Juliette.
– Ce n’est pas grave, allez y.
– Bon, alors un kilo de reines-claudes bien mûres.

Le marchand s’exécuta d’un air renfrogné, avant que le sens des réalités ne reprenne le dessus et qu’il ajoute au sac en papier, une dizaine de prunes qu’il gardait en réserve sur le côté du plateau.

– Je vous en mets quelques unes en plus, elles ont l’air moches et ridées, mais ce sont les meilleures.
– C’est souvent comme ça, répondit la vieille sans sourciller.

Juliette laissa son regard courir sur la silhouette osseuse de la femme ; ses doigts d’orteils enchevêtrés dans des sandales de curé, les ongles épais, tirant sur le jaune ; sa longue jupe vert pomme parsemée de marguerites criardes ; le large élastique qui ceinturait son ventre rond et retenait, tendu sur l’estomac, le jersey de son corsage ; son cou plissé ; sa coupe courte, aux mèches blanches hérissées et la peau de son visage que chaque sourire ravinait de rides sombres. Il émanait d’elle une impression de fraîcheur comme si la chaleur n’était pas en mesure de l’incommoder.

Juliette se retrouva propulsée dans une salle de bain aux volets mi-clos, devant un lavabo de faïence carré, surmonté d’une double robinetterie à molettes au centre desquelles brillent des pastilles en céramique blanche frappées d’un f et d’un C tarabiscotés. Sur l’étagère un flacon d’huile de contrecoups, un peigne en écaille, une brosse en poils de sanglier, une savonnette du mont Saint-Michel et partout, l’odeur piquante de l’eau de Cologne.

Puis elle fut de nouveau dans la fournaise du marché, les yeux fixés sur la main tordue de la femme qui caressait son ventre avec tendresse, tout en adoptant la posture cambrée des parturientes. Juliette ne pouvait s’empêcher de fixer ce simulacre de gésine, partagée entre la stupéfaction et une sorte de tristesse. La vieille s’en aperçut. Son sourire s’élargit quand elle paya les trois euros réclamés avant de saisir, de sa main restée libre, le sac de papier que lui tendait le marchand. Elle fit face à Juliette et prit un air de confidence :

– J’en suis au sixième mois, vous savez. J’avais une envie folle de prunes.

Elle parcourut sans s’y arrêter, les hanches fines de Juliette, son ventre plat, ses seins encore fermes, tout en hochant la tête de droite à gauche comme un jeune piaf.

– Vous verrez quand ce sera votre tour, ajouta-t-elle, c’est vraiment formidable.
– Ah…
– Oh oui, croyez-moi, c’est le bon temps. Je saute sur tout ce qui bouge.
– Ah, bon…
– Oui, fit-elle d’un air entendu. Allez, passez une bonne journée. Au revoir la compagnie.

Elle consentit à lâcher son ventre pour s’emparer d’une prune qu’elle considéra d’un air gourmand avant de l’enfourner tout entière. Sans plus s’occuper de son entourage, elle cracha le noyau avec force, lécha ses doigts englués de jus, reprit sa posture initiale en tapotant l’élastique de sa jupe et s’éloigna pour se fondre dans la foule.

Louise Moillon : "Corbeille de prunes et panier de fraises" -1632 (Musée des Augustins)

 

Cet article a 21 commentaires

  1. mon chien aussi

    Ah ! la vieille gourmande !

    (Bien aimé la présence de la vieille… pathétique dans la description et vivante dans sa fringale. )

  2. frederique

    Coucou Monch 🙂 C’est elle qui prend toute la place.

  3. patrick verroust

    La folie douce , un façon d’éloigner le réel la mort qui est au bout, de continuer à exister , de rapiner sans faire la mendigote.

    Frédérique: Je sais passer en catimini:)

  4. P.F.J.

    Récit extraordinaire (dans le sens profond du terme) où l’on est transporté à des années-lumières de l’attente raisonnable qui naît chez le lecteur ! Merci Frédérique, j’aime beaucoup cela… Pierre

  5. fabeli

    Le début d’une nouvelle histoire?

  6. Didier

    Quel contraste entre « les ongles épais, tirant sur le jaune » et le ventre arrondi d’une femme en gésine. Un anachronisme dérangeant et tellement pathétique.
    Merci encore, Frédérique et bon dimanche.

  7. frederique

    Bonjour Pierre et merci pour votre lecture. J’aime bien la notion d’attente raisonnable du lecteur 🙂

  8. frederique

    Un projet en gésine, Fabéli, depuis déjà un certain temps. De ce côté-là je bats les éléphants.

  9. frederique

    Une silhouette tout en anachronismes, en effet. Merci Didier et bon Dimanche à vous aussi.

  10. Babeth

    La nette impression de l’avoir croisée cette vieille un brin fleur au fusil, mais bien pathétique! Sa façon à elle de retarder le moment où personne ne la verra plus, comme si elle était transparente, comme si elle n’avait jamais existé! Merci Frédérique pour ce beau texte!

  11. frederique

    Chère Babeth, avec Gilles, vous êtes mes deux plus fidèles lecteurs 🙂

  12. Babeth

    Mais….parce que tu le vaux bien! (Je sais c’est nul mais tant pis!)

  13. frederique

    Fais gaffe Babeth, si Monch passe par là il va nous traiter de solipsistes 🙂

  14. Gilles

    Je viens d’apprendre ce qu’est l’huile de Contre coup, ce qu’est la gésine, que l’âge de gésinitude ne cesse de reculer.
    A part ça, le fidèle lecteur s’est fait avoir durant un moment, croyant que c’était une autre que la vieille qui gésinait.
    J’ai aimé cette expression « simulacre de gésine ».

    Bravo Patrick pour votre toute nouvelle concision !

  15. frederique

    Moi je dis,tant que je nourrirai et surprendrai le fidèle lecteur, je peux croire en mon avenir 🙂

  16. Michèle

    Saisissant !
    A la première lecture, rien pu dire… Avais-je bien compris ?

    Aujourd’hui je relis et c’est d’une clarté écrasante.
    Ouche, Frédérique, vous n’y allez pas avec les doigts de la main morte comme dit Frasby…

    Le 23 août, c’est demain… 🙂

  17. Michèle

    Je comprends ce qui m’a fichue dedans, c’est l’histoire du t-shirt. Ben quoi il a jamais vu de jersey blanc le marchand ?

    Et puis entre nous trois euros le kilo de reines-claudes… il peut rajouter les ratatinées pour faire bonne mesure oui ! 🙂

  18. frederique

    @ Michèle : Ah mais elles sont cueillies mûres et non traitées bien sûr 🙂 Demain le 23, en effet… On dirait que je pars en voyage.

  19. Didier

    Je n’ai pas encore pu faire mourir cette satanée verveine dans mon vase :o(

  20. frederique

    Je sais Didier, les libraires ont eu du mal à s’approvisionner à cause d’une rupture de stock dès la mise en place. Mais cela devrait maintenant être réglé.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.