Ils s’étaient croisés chez l’Ogre. Il se rendait dans ce bar au bout de sa rue, souvent accompagné d’une fille mince aux cheveux noirs coupés courts. Elle portait en permanence une toque de fourrure crème qui soulignait ses fossettes ravageuses et son regard à vif, de petites bottines de cuir noir et des robes courtes bicolores ou à motifs géométriques. Quand c’était possible, ils s’installaient près du juke-box où elle repassait en boucle le même 45 tours – All day and all of the night. Pendant qu’elle dansait sans tenir compte des regards plaqués sur ses cuisses, il piquait des cendriers Cointreau ou Porto Cruz entre deux bouffées de gitane sans filtre. L’Ogre restait placide, soit qu’il s’en foutait, soit qu’il ne s’apercevait de rien.
La première fois qu’il la vit, la chienne était couchée devant le bar et dès lors, c’est à cet endroit qu’il la chercha des yeux en entrant. Une vieille femelle berger allemand, pelée par endroit et peu sociable, qui avait longtemps gardé les manèges d’une fête foraine avant que l’Ogre et elle finissent par prendre leur retraite. Ils étaient restés ensemble par commodité – pendant qu’il déambulait derrière le comptoir, elle surveillait les allées et venues dans la salle. Les bords déchiquetés de ses oreilles dressées témoignaient d’une époque où elle avait été capable de bravoure, voire de férocité. Des boursouflures de nature identique zébraient le torse et les bras de l’Ogre, leur donnant une apparence commune à défaut de complicité. Elle obéissait à ses ordres, il la nourrissait, dans une indifférence réciproque qui camouflait un contentieux dont ils n’avaient pas su trouver l’issue.
Un soir, après avoir grimpé l’escalier menant à son appartement, il la trouva devant sa porte. Elle était allongée sur le paillasson et quand il arriva, elle releva la tête et le fixa sans broncher. Il marqua une brève hésitation car il se méfiait de ses coups de gueule aléatoires. Avec un air de défi, il engagea la clef dans la serrure, la fit tourner, enjamba la bête pour entrer et fit claquer la porte sur son dos. Plus tard, la jeune fille mince vint le rejoindre. Elle gratta le crâne de la chienne, l’ébouriffa sans ménagement et lui demanda ce qu’elle faisait là comme si elle attendait une véritable réponse de sa part. Elle profita de son mutisme pour l’affubler de petits noms tendres et ridicules avant d’entrer sans hésitation. Elle ressortit aussitôt avec un bol d’eau et pendant que la chienne buvait, elle soupira « la pauvre ». Quand la porte claqua pour la seconde fois, la lumière s’éteignit simultanément et la bête souffla comme un sac troué avant de poser sa tête entre ses pattes.
Les jours suivants, elle sembla ne pas bouger de son poste. Matin et soir, il la retrouvait dans la même position, son flanc creux soulevé au rythme de ses halètements. Elle ne se levait pas, ne remuait pas la queue, ne tentait pas d’entrer. Elle se contentait de le regarder d’un air soucieux. Il se demanda si elle était malade et si elle allait crever sur son paillasson. Il se couchait en imaginant qu’elle était encore là, se relevait pour le vérifier par l’œilleton, renouvelait l’eau du bol en se mordillant l’intérieur des joues. Il se disait qu’elle devait aller dans le jardin pour ses besoins, mais est-ce qu’elle mangeait ? Il se disait aussi qu’il aimait être choisi – ou qu’il en avait besoin, ce qui revenait au même – mais que ce n’était pas ce genre d’élection dont il rêvait.
Un soir, il fit quelques courses avant de rentrer. La chienne ne leva pas la tête et cela l’inquiéta. Il se pencha vers elle et lui saisit le museau d’une main. Ils se dévisagèrent un long moment, chacun testant la détermination et la capacité d’attachement de l’autre. Il finit par laisser tomber et entra pour préparer un ragoût à base de riz et de restes de viande. Il alluma son Radialva tout en cuisinant. Les Kinks chantaient Girl, I want to be with you all of the time. Il éclata de rire, s’essuya les mains avec le torchon et rejoignit l’entrée. Il sentit la porcelaine blanche de la poignée peser dans sa paume, eut un léger sourire avant de la tourner. C’était un homme qui allait fermer bien des portes au cours de sa vie, mais qui ne le savait pas encore. Allez entre, lui dit-il.
Moi qui ai horreur des chiens, voilà que tu me mets presque en situation de fléchir…
@ M : Tu as trop de coeur pour haïr les chiens, qu’est ce que tu me racontes là ! (Bien que quelqu’un ait écrit – mais je ne sais plus qui – que celui qui n’aimait pas les bêtes et les enfants ne pouvait être complètement mauvais).
Ca me rapelle une belle histoire. Nous étions assis à une terrasse à Alès mes deux amis et moi (et quelques autres). Arrive une chienne boxer qui se dirige vers JJ le copain et lui fait les yeux doux. JJ s’adresse au cafetier : elle est superbe votre chienne! Pas ma chienne dit l’autre, abandonnée par des automobilistes. Vous la voulez ? Non, non dit mon copain, vous rigolez. Une demi-heure passe en parlotes puis nous revenons vers nos voitures. La chienne est assise à côté de celle de JJ. Adoptée donc.
Tu vas mieux ?
@ Zoé : C’est toujours une belle histoire quand c’est un animal qui adopte un humain. (Je fais aller, merci).
Ce genre de phrase me plaît beaucoup : « C’était un homme qui allait fermer bien des portes au cours de sa vie, mais qui ne le savait pas encore. » Le fait qu’elle vient au moment de l’adoption de la chienne lui donne une portée (de chiots ;-)) particulière.
J’adore tes descriptions, celle de la fille, et celle de la chienne.
Pour moi qui suis un peu comme M, cela fait deux fois ce week-end que je croise un chien attachant, la première étant lorsque j’ai réécouté un vieil album de Jean Ferrat sur lequel il y a Oural.
C’est W.C. Fields qui disait qu’un homme qui n’aimait ni les chiens ni les enfants ne pouvait être tout à fait mauvais… :0)
Très jolie nouvelle. (Les regards des chiens me chamboulent souvent, autant que ceux des chats…)
Zut, je n’aime pas les chiens, mais j’aime les enfants, je suis donc complètement mauvaise? (C’est compliqué, pour la logique, ces histoires de ni… ni…).
En tout cas, ce qui me fait plaisir, c’est que tu fasses aller.
@ Gilles : Je viens de lire coup sur coup deux livres d’Elizabeth Taylor (pas la gnangnanteuse, l’autre) « Mrs Palfrey, Hôtel Clarmont » et « La belle endormie ». Ses descriptions de personnages sont fantastiques, la manière dont elle les introduit et brosse leur portrait par petites touches successives m’enchante littéralement et je viens de passer des jours où j’ai vraiment eu l’impression de saisir quelque chose en la lisant. Une stimulation rare, ce genre de rencontre qu’on ne fait pas souvent. Donc merci pour ce commentaire et ce que tu relèves en lecteur attentif et confirmé.
@ Sophie : Tu es mon larousse en dix volume, mon encyclopédie du savoir universel, mon petit Robert…. Bref, je suis toujours contente de te savoir dans les parages. W.C. Fields, je ne me rappelle même pas l’avoir lu.
@ M : Tu es complètement foutue 🙂
Cette chienne qui a fait déposer les armes à l’Ogre me rappelle un certain Jim qui lui aussi, meurtri par la vie, avait choisi un nouveau maître. Jim est parti depuis longtemps et son maître a depuis claqué de nombreuses portes. Ta description de la chienne est , comment dire, vraie; oui tout à fait vraie. Je la vois, je la sens, presque je la toucherais, mais surtout je la respecte.
@ Babeth : Il y a comme cela, certaines bêtes dont le souvenir reste vivant et qui, de par leurs choix et leurs comportements, ont plus de parenté avec la famille humaine que certains bipèdes qu’ils soient sapiens ou erectus. « Ils ne leur manquent que la parole », sentence la sagesse populaire. En réalité, ce manque est leur plus grand atout. Leur conversation réside à un autre niveau. Une place pour le beau Jim, parmi nous.
Il y a comme çà des pactes secrets entre les hommes et les bêtes, des affinités électives qui, par des chemins mystérieux finissent par se rencontrer, s’apparier. Ici, la densité de l’histoire s’exprime dans un jeu de piste qui conduit le récit. Il y a la description du couple, la fille qui danse provocante, l’homme effacé qui découvre la chienne, berger allemand ,étalée. Ils sont chez l’ogre, ce surnom est tout un programme. Lui et la chienne portent les mêmes stigmates de bagarres, de vieilles blessures.
La chienne s’installe, résolue, sur le paillasson de l’homme, elle oppose à la dureté naturelle du bonhomme un entêtement de même nature, puisé dans le fin fond de l’instinct animal de vie. »La fille mince » vient chez l’homme. Qu’est ce qui les unit, ces deux là ? L’homme crane, il a peur de la bête mais a besoin d’affection. Il finit par craquer, fait entrer l’animal , le nourrit. « Il fermera bien des portes au cours de sa vie, mais il ne le savait pas ». La fin est une fin à la Simenon. Le mystère du processus d’adoption réciproque est souligné par le mystère qui entoure les vies suggérées dans cette courte nouvelle mais qu’on devine, dures, pleines de béances.La musique exprime des espoirs de petits bouts de rêves à deux balles. Ce sont les plus chers !
@ Patrick : La jeune fille mince et lui sont amants, peut-être même mariés, qui sait. C’est effectivement l’histoire sous entendue d’une béance sous une apparente dureté. Est-ce qu’on a des rêves à plus de deux balles en réalité ? Nos rêves ne valent que pour nous, et on s’aperçoit un jour que les portes fermées ne recèlent aucun mystère particulier.
@ Fredaime : Je ne suis pas certaine qu’il l’ait écrit (je ne sais pas s’il a publié des mémoires, en fait, mais c’est possible). Tu n’as jamais vu un de ses films ? Dans la série « humour noir », il était parfois aussi fort que les Marx… :0)
@ Sophie K : Ah ben non, je ne connais pas du tout.
Quel suspens!
(Et je me souviens en effet d’un chien… lequel déjà? … son nom m’échappe… Ne le réveillons pas. Frédérique, quel texte!)
Quel suspens!
(Et je me souviens en effet d’un chien… lequel déjà? … son nom m’échappe… Ne le réveillons pas. Frédérique, quel texte!)
Tiens… veux pas partir celui-là? … Allez! … (Le commentaire, il reste planté là… allez, à la maison!)
@ Cher Depluloin : Il y avait si longtemps que vous n’étiez venu me rendre visite que vous avez oublié que je modérai les commentaires ! Il va falloir être assidu pour que j’oublie votre désaffection (et votre poke communautaire sur FB – tout ça se paiera en son temps. Tremblez Pluplu 🙂 )
Bonjour Frédérique,
Émouvant récit, j’aime !
C’est plutôt des chats chez moi – font ce qu’ils veulent les bougres…
Mon ancienne fibre rock vibre encore et toujours au son inimitable des Kinks…
A+ Jean-Claude
@ Merci Jean-Claude. The Kinks… tout une époque 🙂
@Frédérique:halte!!!Pas touche à Depluloin! Faut l’excuser! Entre deux pokes je crois bien qu’il est coincé!
@ Babeth 31 : Je jure sur l’honneur que je n’ai jamais touché Depluloin.
@Frédérique: c’était juste au cas où!
Ça y est ! Je suis assis dû !! (Merci, Babeth! Je tremblais des quatre fers!)
@ Pluplu : C’est vrai que vous faites bien le fayot. 9/10.
je peux faire ma vilaine ? (qui ne dit mot consent…) on ne peut pas voir un chien couché sur le paillasson par l’oeilleton 😉
@ Madame de K : L’auteur a de l’imagination, mais pas d’oeilleton. On va dire que ceux des années 60 avaient un plus large spectre que ceux d’aujourd’hui. (C’est vrai que vous êtes vilaine, ouh qu’elle est vilaine 😉 )
Mheuh si mheuh si, chez Bricard, leader de l’œilleton de porte:
Œilleton de porte : lentilles verre angle de vision 200° (pour porte de 31 a 57mm d’epaisseur)
Raisonnement (simple):
200 degrés c’est plus que 180°, donc on voit non seulement chien et paillasson, mais de même une bonne partie du bas de la porte – et les pieds du facteur.
40 ans de technique ça laisse des traces – pouvais pas laisser passer …
Jean-Claude
@ AH JCP, mon sauveur. Merci ! Merci !
Les vrais justiciers n’avancent jamais masqués.
JCP
pour un peu tu verrais même derrière toi avec ce genre de truc !…
monsieur le justicier, votre besoin de justicier vous égare ! 😉
(pardon madame Fredaime ! le ferai plus… promis…)
Madame de K et Monsieur JCP sont dans un bateau….
Du nom de judas ce perfide accessoire, installé sur une porte de verre montrerait en effet les pieds d’un observateur (trice) debout – si la proéminence abdominale ne les occulte pas.
Pas plus que le réfrigérateur sur la banquise, on ne le voit guère hélas aux portes de verre…un créneau commercial étroit comme ardu – libre encore !
… Je suis par contre assez peu au fait de la science navale – sachant pourtant nager.
Amicalement, JCP
http://www.lbathivel.com/LBA/produit/id/137/judas-pour-portes-lba/judas-alpha-vison-a-200/page/1/
Judas ALPHA vison à 200° page 658 Fiche produit Fiche produit (non chiffrée)
marque: LBA
• Judas 3 lentilles méthacrylate, Ø 12 mm.
• Angle de vision : 200°.
• Ø extérieur : 24 mm.
• Modèle E corps simple : serrage 35 à 64 mm pour portes de 37 à 61 mm.
• Modèle P corps double : serrage 37 à 65 mm pour portes de 39 à 62 mm.
• Modèle T corps triple : serrage 26 à 62 pour portes de 28 à 59 mm, option coupe-feu 1 heure avec lentille verre extérieur.
• Modèle T corps triple : serrage 37 à 84 pour portes de 39 à 81 mm, option coupe-feu 1 heure avec lentille verre extérieur.
• Modèle T corps triple : serrage 57 à 104 pour portes de 59 à 101 mm, option coupe-feu 1 heure avec lentille verre extérieur.
@ JCP : Mais tu es driiiiiiiingue 🙂
Allez, soyons fous:
Après les tests de Q.I. de l’artisanat et du militaire comme:
Va chercher:
– La clé du champ de tir
– La lime à épaissir
– Le marteau à cintrer le verre
– Et le tout nouveau « Va installer ce judas sur la porte en verre » donc:
Qui mettra enfin en vente, pour nous simplifier la vie et gagner ces précieuses minutes que nous rageons de voir perdues à jamais:
Des sudokus résolus
De l’eau bouillante en fût
Le journal déjà tout lu
Le gazon toujours tondu
Des chaussettes déjà mises
La valise déjà remplie
Un bonjour déjà dit
La vaisselle toujours propre
Le travail déjà fait…
etc….
Y en a d’autres – et du fric à faire avec !
JC