Oxymoron

Fulguration du sens, depuis plusieurs jours, alors que la période est difficile à plus d’un titre, sans chercher le jeu de mot. D’abord avec la lecture de King Kong Théorie de Virginie Despentes, puis dans celle qui est en cours : Un merveilleux malheur de Boris Cyrulnik. On va se récrier : Comment ?! Vous n’aviez pas lu ces titres incontournables ?! Non. Devrais-je aussi m’excuser de mes lectures ?

La plupart du temps je fuis comme la peste et le coronavirus réunis, les livres que tout le monde lit, surtout quand tout le monde les lit en même temps. C’est un réflexe de survie, en ce qui me concerne. Ce qui ne m’empêche pas d’arriver jusqu’à certains d’entre eux, lorsque c’est le moment pour moi de les rencontrer.

J’apprends aujourd’hui que Pierre Guyotat est mort et je tombe sur cette phrase, au détour de mes investigations, sur le site de France culture : Mes fictions sont du théâtre. Racine, c’est tout le temps interrogatif, parce que c’est beaucoup plus fort. La formule interrogative a été assez abandonnée, maintenant on affirme, c’est très publicitaire, alors que moi je suis de l’école oratoire. L’interrogation est la base de mon système rhétorique, il faut que tout soit interrogation. Je n’ai jamais tellement aimé le point.

De même que Virginie Despentes m’éclaire sur la puissance des femmes et donc sur la mienne, là où de multiples masculins m’ont régulièrement assignée à fermer ma gueule, de même que Boris Cyrulnik me plonge dans de fiévreuses notations sur le fonctionnement du survivant et de l’exilé – deux figures dans lesquelles je me reconnais depuis longtemps – Guyotat m’offre en quelques mots ce que je cherche obstinément dans les livres : un éclair de compréhension, un sentiment d’appartenance, une famille et un sol imaginaires qui m’accueilleraient et me reconnaîtraient comme une des leurs.

Lorsque je rêvais d’écrire sans oser me lancer, tous mes tentatives pullulaient de points d’interrogation. Dans mes livres, on retrouve cette forme interrogative car mon quotidien et ma psyché sont blindés de questions sans réponses. Une jeune femme, que j’accompagnais récemment dans le travail de réécriture de son texte, m’a dit avoir lu dans un article que les auteurs utilisant la forme interrogative seraient peu ou prou des gens qui n’ont rien à dire. Qu’il s’agirait d’une mystification. Alors que, pour moi qui ne sait rien et qui en sait de moins en moins à mesure que j’avance, la forme interrogative explore le monde, suppose, tente, propose une piste en s’affranchissant de la bêtise du péremptoire et de l’impasse de la vérité qui, comme chacun devrait pourtant le savoir, est plus changeante qu’une girouette.

Si le concept de résilience m’était familier, les mécanismes sous-jacents m’apparaissent en lisant ce texte et me foudroient par leur justesse. Puisque j’écris pour retisser le fil brisé de la fraternité chez les hommes, ainsi que je l’ai mentionné en postface de mon premier livre, immense est mon émotion en lisant ces mots, quinze ans plus tard : L’oxymoron décrit une pathologie de la coupure du lien qu’il faudra renouer, alors que l’ambivalence désigne une pathologie du tissage du lien. Et plus loin : La résilience définit le ressort de ceux qui, ayant reçu le coup, ont pu le dépasser. L’oxymoron décrit le monde intérieur de ces vainqueurs blessés. J’ai une profonde aversion pour les gens ambivalents, menteurs, manipulateurs et qui s’affranchissent, consciemment ou pas, de respecter leur parole alors qu’elle est un acte d’engagement propre à l’être humain. Cette aversion trouve son origine dans le facteur de culpabilisation de l’autre qui accompagne leurs défaillances.

En poursuivant ma lecture : [La résilience] désigne ce qui fait rebondir face aux coups du sort, et non pas une aptitude au bonheur. On peut se sortir de tout, c’est vrai, mais au prix d’un retrait intérieur grandissant. Écrire peut permettre de survivre sans apporter le bonheur escompté, surtout quand les rêves ne font pas le poids face au réel qui les transperce d’un coup fatal. Il se peut même que la vie se mêle organiquement à l’écriture dans un cri d’agonie. Cette chienne de vie, comme disait l’autre, on y tient plus ou moins, mais qu’on lui cède ou qu’on lui résiste, ne sait-on pas tous qu’on en crève ?

 

Atelier d’écriture : « Faire progresser son manuscrit – Du 20 au 24 juillet 2020 – Renseignements et inscriptions en suivant le lien ou auprès de Nicole Jolimoy 06 63 15 52 19 – verelesarts@orange.fr

Cet article a 2 commentaires

  1. Gwenaelle

    Puissant, ton texte, Frédérique! Cette idée de « famille », d’appartenance, j’en parlais justement l’autre jour avec le graveur que j’interviewais. Comment on sent des affinités, des points de convergence, et comment cela peut nous aider, nous soutenir. Je suis moins d’accord avec ta phrase : on peut se sortir de tout en effet, mais au prix d’un retrait intérieur grandissant. Je crois que la vulnérabilité peut aller de pair avec une sorte de bravoure et d’amour inconditionnel. Enfin, c’est vers cela que j’aimerais tendre… Il y a du travail! 😉

  2. Frédérique Martin

    En effet Gwenaelle, il y a d’autres chemins, certains que j’ai exploré comme celui dont tu parles… Merci, encore une fois, pour ce que tu donnes à travers ton blog et le challenge créatif que tu animes sur FB 🙂

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