Joli-papa

Cher joli-papa,

Voilà que vous nous quittez, vous que nous avions fini par croire immortel. Il semble impossible que vous ne soyez plus à votre place, derrière la table, casquette vissée sur le crâne, prêt à manger votre sacro-sainte soupe du pot-au-feu.
C’est ainsi que je vous ai vu, la première fois, il y a 35 ans. Vous en souvenez-vous ? À cette époque vous étiez en fauteuil roulant, la maladie vous ayant donné un corps de pierre et de douleurs. Cette paralysie, vous alliez la surmonter à la naissance de vos premiers petits-enfants, Théo le gaillard et Mérédith, notre petite farnious, comme vous l’appeliez. Car vous étiez un guerrier, joli-papa, vous avez affronté la maladie et tenu tête à la mort à plusieurs reprises. Il aura fallu l’angle d’un poêle en fonte – compagnon de vos soirées d’hiver – pour venir à bout de votre extraordinaire vaillance.

Dès la première rencontre, nous nous sommes pris d’affection l’un pour l’autre. Vous étiez mon joli-papa, j’étais votre jolie-fille. Vous m’avez écrit des messages sur du papier toilette que vous découpiez en puzzle avant de me les envoyer. Je vous ai répondu en vous prenant un rendez-vous pour des prothèses auditives. Vous avez smatché d’un revers en m’adressant une rebouteuse afin que j’arrête de fumer. Je vous ai taclé avec une statuette de la vierge qui est restée exposée dans votre salle à manger, vous le grand incroyant qui priait en secret. S’en est suivie une longue correspondance par mail, pleine d’humour et de fantaisie, pendant que vos autres petits enfants, Maël, Jules et Lucas rejoignaient, l’un après l’autre, la troupe des jeunes qui vous donnaient de l’élan.

Et puis, il y eut la mort soudaine de notre chère Hélène.
Une nouvelle épreuve pour l’athlète de haut niveau que vous étiez. Comment rester seul dans votre maison de Bordo Basse ? Ce qui pouvait paraître impossible à un autre, ne l’était pas pour vous. Très vite, nous nous sommes organisés, très vite, vous vous êtes adapté. Marie-Jo, votre seule fille, votre aînée, a pris le relai de sa mère, cuisinant inlassablement le pot-au-feu du jeudi durant 14 ans, à quelques exceptions près quand Philippe, son frère, prenait le relai. Elle s’est occupée des papiers, des visites médicales, des rendez-vous variés, des tâches ménagères et vous a suivi à plusieurs reprises aux urgences telle une bergère du désert, fidèle et attentive. Philippe et Thierry, vos fils, ont déployé leurs forces respectives pour continuer le jardin, aménager la maison, fendre le bois, porter les bouteilles de gaz, faire tourner le tracteur, ramasser les fruits et tant d’autres tâches encore. Moi, je suis venue déjeuner chaque semaine avec vous quand Philippe travaillait en Tunisie, j’ai préparé des confitures avec vos pêches de vignes, vos reines-claude ou vos guignes, je vous ai concocté des petits plats. Et je n’ai jamais raté l’occasion de vous plaisanter, tout comme Sandrine et Thierry, votre belle-fille et votre gendre – car vous adoriez qu’on se taquine. Nous avons mis en place une vie de petits gestes et de rituels, soutenus par vos infirmières qui ne seront jamais assez remerciées pour leur dévouement, leur gentillesse et leur humanité. Brigitte et Jocelyne, la garde de la première heure ; Marie-Laure et Virginie, celle des derniers combats.

Malgré tout, de la tristesse perdurait, alors je vous ai présenté celle qui allait devenir votre dame de compagnie. Au fil des mois, qui ont fini par faire des années, Florence est devenue votre amie et votre confidente, apportant avec elle une énergie nouvelle et le regain de joie dont vous aviez besoin. Son époux, Bernard, chargé d’entretenir l’extérieur, a également veillé sur vous avec la constance des jardiniers. Si on ajoute votre cousin Guillaume, le seul autorisé à vous couper les cheveux et à vous sortir tard le soir pour de longues parties de belote, notre cercle autour de vous est au complet. Nous toutes et tous, sommes réconfortés que vous ayez pu vivre chez vous jusqu’au bout, ainsi que vous le souhaitiez. Nous toutes et tous, sommes heureux d’y avoir contribué.

Qui n’a jamais pris soin sur la durée, d’un être fragile dans sa chair comme un nouveau-né, ne sait ce qu’il en coûte au moment de s’en séparer. Le dimanche matin, Philippe faisait des courses pour vous avant de vous rendre visite. Un jour que je le remplaçais, à la supérette notre nouveau village, la caissière m’a dit, je devine qui est votre mari, rien qu’en voyant mes achats – toujours les mêmes : du pâté de campagne, de la mousse de canard, 3 jus de raisin, 3 laits d’amande, un peu de bœuf haché, un paquet de brioches. On ne peut pas dire que vous étiez porté sur la verdure.

Le 21 novembre, nous avons fêté vos 90 ans. Un gâteau, un poème sur une carte, une bougie, quelques roses dans un vase et du champagne au coin du feu. Nous espérions qu’il y en aurait d’autres, vous aviez promis à Philippe de vivre jusqu’à 135 ans. Et nous voulions y croire, bien sûr, même si certaines promesses – on le sait – ne servent qu’à tenir la peur et le chagrin à distance.

Cette année, Joli-papa, la fête des pères coïncide avec la date de la mort d’Hélène et de la naissance de Marie-Jo – nous avons l’art des anniversaires. Nous ne viendrons pas vous embrasser à cette occasion en vous régalant d’un baba au rhum ou d’un éclair au chocolat. À Noël, nous ne vous apporterons pas le foie gras préparé par ma mère ni la portion de bûche que vous réservait toujours mon frère. Désormais, nous ne pourrons que regretter chacun de ces petits gestes qui nous manqueront comme vous nous manquez déjà. Mais nous continuerons de vous aimer, fidèlement, sereinement, puisque rien ne peut s’opposer à l’amour.

Adiu Josepou, Adiu mon Joli-papa, embrassez Hélène pour nous.
J’espère que la soupe d’en haut sera aussi bonne que l’était celle d’en bas.

Cet article a 7 commentaires

  1. Jean Crahay

    merveilleux texte que chacun pourrait écrire et l’envoyer à son papa, de son vivant.Merci pour votre beau message

  2. Céline Villalard

    Que d’amour à travers ce texte, que d’amour, de tendresse et de douceur. Quelle beauté du quotidien et de la famille s’y dégage….Merci Frédérique.

  3. Frédérique Martin

    Merci à toi Céline, d’être passée et d’avoir pris le temps de lire.

  4. Lise

    Tu m’as fait pleurer, Frederique, moi qui avec mes 85 ans ne pleure plus beaucoup, depuis une dizaine d’années . Mais là, c’est tellement tendre et aussi rarissime, cette tendresse, et la liste de ceux qui comme et avec toi, ont rendu les dernières années de Joli-Papa autre chose que la triste procedure qui l’attendait.
    Je te remercie d’abord pour le partage ; ensuite pour les mots ; enfin pour le style.
    Je reviendrai tres vite.
    Et je t’embrasse.

  5. Lise

    PS Qu’on ne s’;y trompe pas : la photo,. c’etait en 1980, dans le Colorado !

  6. Frédérique Martin

    Merci pour ce gentil message Lise. J’espère que tout va bien pour toi.

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