Ce texte m’a été commandé dans le cadre de la convention entre l’Institut Français et la Région Occitanie / Pyrénées-Méditerranée. Ce projet international est destiné à l’ensemble de l’interprofession. Pour de plus amples renseignements, consulter le site de OLL. A lire – Oujda la douce : « Vivre ici, rêver d’ailleurs » (2/4)
Marcher dans la rue
Entre deux interventions, il faut trouver de l’eau. Vaste préoccupation lorsqu’on est habituée à utiliser un robinet et à en voir jaillir ce liquide indispensable à notre subsistance. De mes séjours en Tunisie, après la révolution, je garde le souvenir de l’inconfort à se promener seule, du regard des hommes attablés aux terrasses, de la désapprobation de certaines femmes devant ma chevelure dénouée. Aussi, lorsqu’il m’apparait qu’il va falloir entrer dans un café où se trouvent uniquement des clients, mais aucune cliente, je prends mon visage le plus sévère et mon allure la plus déterminée. Je traverse au pas de charge, affrontant tous les regards et je désigne les bouteilles d’eau dans le frigo. On me sert avec gentillesse, je paye et sors sans encombre. Le lendemain, dans ce même café, nous irons prendre un thé entre filles, et on nous servira une boisson amère lestée d’énormes morceaux de sucre qui nous feront rire aux éclats.
Parlons de nos croyances négatives et de notre inclinaison à tout mélanger à la truelle. La Tunisie a son histoire et son passé, elle est l’amie du Maroc, mais elle n’en est pas la sœur jumelle. Oujda n’est pas Diar Soukra, pas plus que la France ne ressemble à la Belgique ou à la Suisse. Aborder un pays avec des à priori est la meilleure manière de passer à côté d’un territoire, de ses habitants et de sa culture. Le souk d’Oujda est un endroit paisible où tout un chacun peut faire son marché en paix. On nous y a salué avec amabilité, on nous a indiqué notre chemin lorsque nous l’avons demandé et on ne nous a pas harcelées pour nous vendre n’importe quoi. Je n’en tire pas d’autres conclusions que celle-ci : garde-toi de tout jugement.
Le lycée Omar
Il n’était pas question pour nous de laisser un membre de notre délégation intervenir sans manifester notre soutien. Ainsi nous rendons-nous toutes les cinq au Lycée Omar, où Rafaèle Wintergerst, des éditions Winioux, doit présenter une sélection de ses albums pour enfants. Nous sommes accueillies par le Proviseur, manifestement fier de son établissement et de ses élèves. Dans le CDI, le documentaliste nous attend près d’une immense table où fleurs et bouteilles d’eau sont disposées avec soin.
Elles arrivent les unes après les autres, voilées pour la plupart, toutes discrètes. Institutrices, professeures, bibliothécaires, elles écoutent avec attention les propositions de l’éditrice sur les possibilités offertes par l’utilisation des albums comme support d’acquisition de la lecture et du langage. Deux ou trois interviennent pour parler de leur propre pratique, des trésors d’imagination qu’elles développent – avec les moyens mis à leur disposition et les contraintes qui sont les leurs – pour faire face aux mêmes difficultés que rencontrent nos enseignants : déficit d’attention, dispersion, réticences à l’écriture, résistance à la lecture, manque de moyens et de considération. Leurs classes sont tout aussi surchargées que les nôtres, leur désarroi est identique à celui que je constate lors de mes interventions scolaires, devant la manière dont les nouvelles technologies façonnent l’esprit des enfants et influent sur leurs capacités d’apprentissage. Bientôt, pour échapper à la rigueur d’une rencontre trop académique, nous constituons trois petits groupes où chacune d’entre nous prend langue avec quelques-unes de ces femmes. Je me retrouve, entre autres, avec une jeune enseignante qui a du mal à cacher sa fougue et une professeure, plus âgée, pleine de drôlerie et de sagesse.
À ces femmes qui pensent avoir besoin de nos conseils et de notre expérience, je dis mon admiration pour leur courage et leur détermination, pour l’imagination dont elles font preuve afin de pallier les manques de moyens. Le seul conseil que je m’autorise – se fédérer. Isolées, elles souffrent – ensemble, elles partageront. Je les incite à échanger leurs coordonnées, là, tout de suite, et à poursuivre le dialogue entamé, pour s’entraider, se soutenir et s’inspirer mutuellement. Avant de partir, Rafaèle Wintergerst distribue ses albums avec la générosité caractéristique des gens qui choisissent d’être plutôt que d’avoir. Nous nous embrassons les unes les autres, en petites frangines unies par le cœur au sein de la horde des femmes.
En sortant, nous visitons les jardins et croisons les étudiants qui changent de classe. Je demande le chemin des toilettes et force m’est de constater qu’elles datent sans doute de l’époque où on n’avait pas encore découvert l’Amérique. À l’entrée, un oranger avec un seul fruit mûr à souhait jette une tâche de couleur. Je m’attarde devant une fresque de petites mains peintes sur le mur d’enceinte. Je forme secrètement le vœu qu’une des graines plantées ce jour-là, prenne son élan et se mette à germer.
Un camion dans le cœur
C’est à l’Institut Français d’Oujda que je prends un camion dans le cœur. Nous venons visiter les nouveaux locaux et y rencontrer sa Directrice, Yannick Beauvais, ainsi que Khadija Benaddi, responsable de la médiathèque. Divers projets doivent être abordés par la délégation, dont l’intervention de l’auteure Hélène Duffau, le lendemain, devant une centaine d’élèves.
À la fin de la visite, nous sommes conviées à une représentation donnée par Marc Alexandre Oho Bambe – dit Capitaine Alexandre -, que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam, pour reprendre la formule consacrée. Sur scène, il est accompagné par Mohammed Saidi à l’Oud, la rencontre de ces deux artistes datant à peine d’une paire d’heures. J’apprends que Marc Alexandre vient de recevoir un prix pour son premier roman. Nous échangeons quelques mots, on me demande de prendre des photos et puis la salle se remplit. Que le spectacle commence !
Pars mon fils, par amour, pars mon fils à l’étranger comme tu vas chez un ami, et chez un ami comme tu pars à l’étranger avec toujours la même soif d’altérité et la même faim insatiable du monde. Pars, mon fils, par amour, pars.
Touchée coulée. C’est très compliqué de pleurer sans retenue, devant deux artistes en pleine représentation. C’est très compliqué de prendre un coup de scalpel en public, de se moucher sans faire de bruit, de ne pas se cocardiser les yeux au rimmel, de ne pas importuner ses voisin.e.s, de ne pas disparaitre dans une rencontre artistique. Et c’est aussi suffisamment rare pour y succomber, sans coup férir.
Sur cette scène nue à la lumière crue, porté par sa voix, son élan et la musique de son partenaire d’un soir, Marc Alexandre Oho Bambe nous embarque dans un voyage poétique. Nous sommes ici et nous sommes ailleurs ; la salle pleine retient son souffle. Rien ne m’a préparée au choc de cette rencontre, mais je repense à cette phrase, écrite dans un de mes romans, Femme vacante : À l’inespéré, je préfèrerai toujours l’inattendu.
Je me laisserai prendre par l’émotion lorsque Onesiphore Nembe, de la tribu des Bassas, viendra nous conter comment il a traversé le désert pour fuir le Cameroun et arriver au Maroc. Je me laisserai prendre par l’émotion, quand un jeune garçon slamera d’une voix tremblante, les deux ayant été invités à l’improviste par l’artiste que nous sommes venus écouter.
Nous étions ici et nous rêvions d’ailleurs, mais surtout, nous étions ensemble… à lire : Oujda, la douce : « Hors du temps » (4/4)
Je n’ai pas résisté à la tentation !
Ce texte m’a fait pleurer.
J’ai enseigné en AFRIQUE et en Équateur.
Merci pour votre lecture
Ce format d’épisodes est super, Frédérique. Il me donne déjà envie que cela continue au-delà de ces quatre épisodes. Ce troisième est particulièrement dense en rencontres.Ces femmes actrices de la lecture sont particulièrement émouvantes, dans cette fragilité de leurs luttes pour la pousser, l’amener. Il s’est passé quelque chose, n’en aie aucun doute, cela filtre de ton récit.
Merci Gilles, je me demandais justement si la fréquence de publication n’était pas trop dense. Mais un épisode par semaine, aurait été trop dilué.